La pédagogie différenciée fait partie des concepts centraux à connaître pour tout enseignant de FLE ou futur professeur de langue française. C’est pourquoi j’ai pensé vous présenter un résumé du texte de Philippe Meirieu « Petite histoire de la pédagogie différenciée ». Et comme d’habitude, si ce résumé est destiné à vous aider à bien comprendre ce concept, je vous invite à aller lire cet article par vous-même 🙂
Dans cet article (https://www.meirieu.com/ARTICLES/HISTOIRE_PEDA_DIFF.pdf), Philippe Meirieu retrace l’histoire de la pédagogie différenciée, montrant que ce concept est bien plus ancien qu’on ne le croit généralement.
Si le terme de « pédagogie différenciée » n’a été créé par Louis Legrand qu’en 1974, la préoccupation de différencier l’enseignement a traversé tout le 20e siècle. Dès 1907, Helen Parkhust aux États-Unis pose les bases du plan Dalton, première entreprise systématique de pédagogie différenciée. En 1921, Édouard Claparède publie « L’École sur mesure », comparant l’école traditionnelle à un tailleur qui imposerait le même costume à tous, sans tenir compte des différences individuelles. En 1933, Henri Bouchet publie en France « L’individualisation de l’enseignement », qui connaîtra quatorze éditions.
Après 1945, les instructions officielles commencent à promouvoir une distribution différenciée d’exercices selon le niveau des élèves dans chaque discipline, bien que cette consigne ne soit pas appliquée partout.
C’est la « Réforme Haby » et la mise en place du « collège unique » en 1975 qui déclenche un mouvement fort en faveur de la pédagogie différenciée. Cette réforme met fin à la séparation des élèves entre différents types d’établissements et de classes. Pour compenser, René Haby impose l’organisation d’heures de soutien ou d’approfondissement hebdomadaires dans trois disciplines (français, mathématiques et langue vivante).
Toutefois, ce dispositif ne fonctionnera jamais vraiment. La plupart des enseignants préféreront garder la classe complète pour « avancer dans le programme ». Une recherche menée par Meirieu en 1977 montre que les heures de « soutien » regroupent des élèves aux difficultés de natures très différentes: ceux ayant des difficultés d’assimilation (nécessitant plus de temps d’explication) et ceux ayant des difficultés de compréhension (nécessitant une approche pédagogique différente).
Louis Legrand fait des observations similaires et propose d’aller vers des remédiations différenciées. De 1977 à 1980, le travail sur les collèges expérimentaux qu’il pilote fait émerger l’idée de concevoir des itinéraires d’apprentissage différenciés dès le départ, sous forme de groupes de niveaux ou de besoins, d’ateliers spécifiques ou de travaux individuels ciblés.
Bien que ces collèges expérimentaux n’aient pas eu de suite immédiate, leurs travaux refont surface en 1981 avec l’arrivée de la Gauche au pouvoir. Alain Savary lance « la rénovation des collèges » accompagnée par la création des MAFPEN (Missions Académiques de Formation des Personnels de l’Éducation Nationale), véritables laboratoires de recherche-action où la pédagogie différenciée devient un « modèle heuristique commun ».
L’auteur conclut que la pédagogie différenciée a connu un beau succès grâce à une tradition historique, des recherches expérimentales, un contexte politique favorable et un langage accessible, contribuant à mobiliser de nombreux enseignants de manière exigeante.
Puis, dans la suite de l’article, Meirieu aborde la question centrale de la pédagogie différenciée qui est de savoir « de quelles différences parle-t-on ? » Il souligne que le débat sur la prise en compte des différences dans l’acte pédagogique s’est structuré dès les années 1985 et se poursuit encore aujourd’hui.
L’auteur rappelle avoir lui-même, lors d’une conférence en 1990, évoqué « l’assujettissement excessif de la pédagogie différenciée à la psychologie différentielle » et les dangers de « pratiquer systématiquement un diagnostic a priori pour proposer à chacun un enseignement strictement adapté à sa stratégie cognitive. » En 1991, le congrès de l’AECSE à Lyon a également soulevé des questions fondamentales : ne risque-t-on pas de diluer l’acte pédagogique en interventions techniques individuelles ? Faut-il exacerber les différences ou permettre aux personnes de les dépasser ?
Meirieu distingue cinq types de différences à prendre en compte dans la pédagogie différenciée :
- Les différences économiques et matérielles (exigeant un engagement politique pour plus de justice sociale)
- Les différences culturelles (nécessitant une attention au « rapport au savoir » des élèves)
- Les différences socio-affectives (liées à l’histoire singulière et aux projets de chaque élève)
- Les différences de niveaux scolaires (acquis et prérequis)
- Les différences de « stratégies cognitives » (façons d’apprendre, de travailler, etc.)
Selon l’auteur, les enseignants se sont d’abord concentrés sur les différences de niveaux scolaires avec la mise en place de « groupes de niveaux. » Mais la crainte de voir apparaître de nouveaux phénomènes de ségrégation a poussé beaucoup d’enseignants à se tourner vers les différences de « stratégies cognitives », qui semblaient présenter de nombreux avantages, notamment la possibilité de rompre avec les hiérarchisations scolaires habituelles.
Cependant, Meirieu identifie quatre dérives préoccupantes dans l’utilisation des « stratégies cognitives » :
- La catégorisation : transformation d’un continuum de différences en catégories étanches (alors que les différences sont graduelles)
- La fixation : focalisation sur certaines caractéristiques jugées plus facilement saisissables (comme la dualité « auditif/visuel »)
- La naturalisation : tendance à considérer les caractéristiques cognitives comme immuables, enfermant ainsi le sujet dans un mode de fonctionnement
- La décontextualisation (évoquée mais non développée dans l’extrait fourni)
L’auteur critique notamment l’usage simplifié des catégories « auditif » et « visuel » empruntées à Antoine de La Garanderie, soulignant qu’elles ont souvent été déconnectées de leur cadre phénoménologique d’origine.
Il conclut cette partie de l’article en évoquant la fascination des pédagogues pour le « donné » naturel, qui conduit à vouloir identifier la « nature profonde » d’un élève plutôt que de l’aider à explorer différentes stratégies d’apprentissage. Meirieu plaide pour une démarche de « rebonds » systématiques permettant au sujet de s’appuyer sur ses modes de fonctionnement préférentiels pour en découvrir d’autres.
Enfin, Meirieu approfondit sa critique des dérives de la pédagogie différenciée et propose une alternative centrée sur les « stratégies d’apprentissage » plutôt que sur les « stratégies cognitives. »
Il identifie comme quatrième dérive la « décontextualisation » des stratégies cognitives, qui conduit à une « essentialisation méthodologique. » Cette approche néglige le fait que les stratégies cognitives varient selon les objets d’apprentissage (mémoriser une carte géographique diffère de mémoriser un poème).
Dès 1987, Meirieu propose d’abandonner les termes « styles cognitifs, » « intelligences multiples » ou « profils pédagogiques » au profit de « stratégies d’apprentissage, » un changement qu’il juge fondamental. Travailler en termes de « stratégies d’apprentissage » implique de:
- Considérer simultanément la nature des problèmes, les ressources disponibles et leur utilisation optimale
- Intégrer l’existence des différences culturelles, socio-affectives et des acquis antérieurs
- Reconnaître la multiplicité des voies d’accès à la connaissance
- Refuser de catégoriser définitivement les individus par un diagnostic a priori
- Proposer des approches méthodologiques communes (« invariants structurels ») tout en étant attentif à la manière singulière dont chacun se les approprie (« variables sujets »)
- Diversifier sa panoplie méthodologique tout en suscitant chez les élèves une réflexion métacognitive
- Organiser régulièrement des « pauses méthodologiques » pour permettre à chaque élève de faire le point sur sa manière de travailler
- Transférer progressivement le pilotage de la différenciation du maître vers l’élève.
Meirieu esquisse ensuite les contours d’une « pédagogie différenciée réaliste et lucide » pour aujourd’hui, qui conjuguerait la construction du collectif et la prise en charge des personnes. Il s’agit de:
- Constituer des groupes d’élèves suffisamment proches pour communiquer et s’engager sur des apprentissages communs, mais suffisamment différents pour s’enrichir mutuellement
- Engager des projets communs dotés d’un contenu culturel fort
- Mettre en place une individualisation qui respecte la « différence » de chaque élève au sein du collectif institué
- Alterner une différenciation successive (qui étend le répertoire méthodologique de chacun) avec une différenciation simultanée (qui permet à chacun de progresser selon ses propres voies)
- Varier les approches pédagogiques en alternant présentation collective, travail individuel et travail en petits groupes
- Réagir aux dysfonctionnements en proposant des situations adaptées ou un travail individualisé selon les besoins
L’objectif final reste « la progression de chacune et de chacun au sein du collectif apprenant. »
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