La pédagogie différenciée : principes et évolution historique

La pédagogie différenciée étant un principe très important des pratiques de classe actuelles, j’ai décidé de revenir sur les fondements théoriques de ce concept que je vous avais déjà présenté à travers l’article de Philippe Meirieu « Petite histoire de la pédagogie différenciée ». Beaucoup d’informations se recoupent, mais un nouvel angle pour approcher une notion aussi importante de la didactique du FLE, et des langues en général, ne saurait faire de mal 🙂

Définition et principes fondamentaux

La pédagogie différenciée est une approche qui vise à adapter l’enseignement à la diversité des élèves présents dans une même classe, en prenant en compte leurs différences cognitives, socioculturelles et psychoaffectives. Elle repose sur le constat de l’hétérogénéité des apprenants et cherche à proposer des parcours d’apprentissage variés pour atteindre des objectifs communs.

Principes clés

  • Reconnaissance de l’hétérogénéité comme réalité incontournable de toute situation pédagogique
  • Diversification des approches et des moyens pour permettre à chacun d’apprendre selon ses caractéristiques propres
  • Maintien d’objectifs communs (contrer les risques de discrimination)
  • Évaluation formative comme outil de régulation des apprentissages
  • Organisation flexible de la classe et des activités

Évolution historique de la pédagogie différenciée

Les précurseurs (avant 1970)

  • Célestin Freinet (1896-1966): techniques pédagogiques favorisant l’expression libre et le travail individualisé
  • Maria Montessori (1870-1952): respect du rythme de l’enfant et matériel adapté
  • Robert Dottrens (1893-1984): travail par fiches individualisées
  • Plan Dalton d’Helen Parkhurst (1920): contrats d’apprentissage individuels
  • Édouard Claparède (1873-1940): école sur mesure

Ces précurseurs proposaient surtout une individualisation du travail, mais sans toujours une vision systémique de la différenciation.

Émergence du concept (années 1970) : Louis Legrand

  • Louis Legrand en France: introduction du terme « pédagogie différenciée » en 1970
  • Contexte : massification de l’enseignement et hétérogénéité croissante des publics scolaires
  • Premier objectif: lutter contre l’échec scolaire
  • Influence des travaux en psychologie différentielle (styles cognitifs)

Qui est Louis Legrand ?

Louis Legrand a été philosophe de formation et professeur de sciences de l’éducation à l’Université de Strasbourg. Il a dirigé l’Institut National de Recherche Pédagogique (INRP) dans les années 1970 et début des années 1980, et il a également été inspecteur général de l’Éducation nationale. Legrand est considéré comme l’un des premiers à avoir introduit et développé le terme « pédagogie différenciée » en France au début des années 1970. C’est dans son ouvrage majeur « La différenciation pédagogique » (1986), qu’il théorise cette approche de manière systématique.

Contexte des travaux de Louis Legrand

Il est important d’avoir à l’esprit que les recherches de Louis Legrand s’inscrivent dans le contexte de la « démocratisation » de l’enseignement en France et de la création du collège unique (réforme Haby de 1975). Il ne s’agit donc pas, à la base, d’une approche théorique réservée à l’enseignement / apprentissage du FLE, ni même des langues étrangères. En effet, face à l’hétérogénéité croissante des élèves, Legrand cherche des solutions pour maintenir un enseignement de qualité pour tous, et ce, dans toutes les disciplines présentes au collège.

Principales idées et innovations de Louis Legrand

Parmi les propositions issues de ses observations, de ses recherches et de sa réflexion, on peut noter certaines idées novatrices en matière de gestion pédagogique des classes et de leur hétérogénéité, comme par exemple,  les groupes de niveau-matières avec une organisation des élèves en groupes temporaires selon leurs acquis dans une discipline. Legrand a également proposé une organisation des enseignants en équipes pédagogiques avec la promotion du travail collaboratif entre enseignants pour assurer la cohérence de la différenciation. Le tutorat comme outil d’accompagnement personnalisé des élèves dans leur parcours scolaire ainsi que l’évaluation formative: des apprenants ont fait partie de ses propositions. Il est à noter que l’évaluation formative revêtait un aspect novateur (pour le système éducatif français de l’époque), dans l’utilisation de l’évaluation comme outil de régulation des apprentissages, et non comme sanction. Enfin, Legrand a également porté sa réflexion sur l’articulation entre activités communes et activités différenciées.

Legrand définissait la pédagogie différenciée comme « l’ensemble des actions et des méthodes diverses susceptibles de répondre aux besoins des apprenants », soulignant qu’elle constitue « une recherche de voies et moyens qui offrent à des élèves différents des voies diverses pour apprendre ».

Son approche se distinguait par la recherche d’un équilibre entre l’adaptation aux différences individuelles et le maintien d’objectifs communs pour tous, dans une perspective démocratique de l’éducation

L’approche théorique proposée par Louis Legrand a contribué à faire évoluer la vision de l’échec scolaire, passant d’une responsabilité de l’élève à une responsabilité du système éducatif et sn approche a été prolongée par d’autres chercheurs comme Philippe Meirieu et Philippe Perrenoud.

« La différenciation pédagogique » de Louis Legrand (1986)

Cet ouvrage synthétise à la fois les réflexions théoriques de l’auteur et les enseignements tirés des expérimentations qu’il a dirigées à l’INRP (Institut National de Recherche Pédagogique). L’apport majeur de Legrand dans cet ouvrage est d’avoir formalisé la pédagogie différenciée comme une approche systémique nécessitant des changements à plusieurs niveaux (pratiques de classe, organisation scolaire, formation des enseignants), et pas seulement comme un ensemble de techniques pédagogiques. Dans cet ouvrage, Legrand remet en cause l’enseignement traditionnel « magistral » qui s’adresse à un élève « moyen » fictif, car ce modèle nie les différences sociales, culturelles, cognitives et affectives des élèves. Au contraire, Legrand souligne que l’école est fréquentée par des élèves aux parcours et aux environnements très divers (milieu social, langue, culture, etc.), et ignorer cette hétérogénéité conduit à l’exclusion de certains élèves. Legrand montre que la différenciation n’est pas un choix pédagogique parmi d’autres mais une nécessité face à la diversité des élèves, si l’on souhaite atteindre l’objectif de réussite pour tous. Il s’appuie sur des données sociologiques pour montrer que les pratiques scolaires standardisées profitent surtout aux élèves issus de milieux favorisés, accentuant les inégalités sociales. Enfin, selon lui, ce n’est pas aux élèves de s’adapter à l’école, mais à l’école d’adapter ses dispositifs pour inclure chacun.

Il propose de diversifier les contenus, les démarches, les supports et les objectifs pour mieux répondre aux besoins des apprenants :

  • Adapter les rythmes d’apprentissage.

  • Varier les méthodes pédagogiques (travail en groupe, individualisation…).

  • Personnaliser les évaluations.

Structuration théorique (années 1980)

  • Philippe Meirieu: publication de « L’école, mode d’emploi » (1985) et « Apprendre… oui, mais comment » (1987)
    • Conception des « groupes de besoins »
    • Distinction entre différenciation successive et différenciation simultanée
    • Itinéraires différenciés d’apprentissage
  • Philippe Perrenoud: développement d’une approche sociologique
    • Lien entre différenciation et lutte contre les inégalités sociales
    • Critique de « l’indifférence aux différences » (reprenant Bourdieu)
    • Accent sur les dispositifs institutionnels

Institutionnalisation et élargissement (années 1990)

  • Intégration dans les textes officiels de nombreux systèmes éducatifs
  • Diversification des formes de différenciation:
    • Différenciation des contenus
    • Différenciation des processus
    • Différenciation des productions
    • Différenciation des structures
  • Développement de l’évaluation formative comme outil de différenciation (Perrenoud)
  • Travaux d’André de Peretti sur les « multi-variées simultanées »

Approfondissements contemporains (2000 à nos jours)

  • Carol Ann Tomlinson: modèle global intégrant différentes dimensions de la différenciation
  • Développement de l’approche par compétences comme cadre facilitant la différenciation
  • Intégration des apports des neurosciences cognitives
  • Distinction entre différenciation pédagogique et différenciation structurelle
  • Prise en compte de la dimension culturelle des différences (Abdallah-Pretceille)

Approches comparées de Perrenoud et Meirieu

La vision de Philippe Perrenoud

  • Accent sur la dimension sociologique et politique de la différenciation
  • Critique de « l’indifférence aux différences » qui reproduit les inégalités sociales
  • Différenciation comme lutte contre l’échec scolaire et les inégalités
  • Importance des dispositifs institutionnels et de la formation des enseignants
  • Différenciation liée à une organisation du travail spécifique
  • Rôle central de l’évaluation formative comme outil de régulation
  • Nécessité d’une « observation formative » des élèves pour ajuster l’enseignement

La vision de Philippe Meirieu

  • Approche plus centrée sur les processus d’apprentissage
  • Articulation entre moments collectifs et moments différenciés
  • Distinction entre différenciation successive et simultanée
  • Concept d’itinéraires d’apprentissage variés
  • Organisation en groupes de besoins temporaires et flexibles
  • Importance de l’autonomie progressive des apprenants
  • Vision éthique: différencier sans enfermer l’élève dans ses caractéristiques

Les tensions et difficultés de la pédagogie différenciée

Tensions conceptuelles

  • Entre prise en compte des différences et risque d’étiquetage/enfermement
  • Entre égalité de traitement et adaptation aux spécificités
  • Entre objectifs communs et parcours individualisés
  • Entre approche préventive et approche remédiatrice

Difficultés pratiques

  • Complexité de la gestion de classe en différenciation simultanée
  • Charge de travail important pour l’enseignant
  • Difficultés d’évaluation des dispositifs différenciés
  • Formation insuffisante des enseignants
  • Contraintes institutionnelles (programmes, temps, effectifs)

Applications dans le domaine du FLE

La pédagogie différenciée trouve des applications particulièrement pertinentes dans l’enseignement du FLE:

  • Différenciation selon les profils linguistiques des apprenants (langues sources variées)
  • Adaptation aux diverses finalités d’apprentissage (académiques, professionnelles, culturelles)
  • Prise en compte des dimensions culturelles dans les approches
  • Articulation avec l’approche actionnelle préconisée par le CECRL
  • Développement de l’autonomie des apprenants dans leur parcours d’apprentissage linguistique
  • Différenciation dans les tâches proposées selon les niveaux du CECRL

Perspectives actuelles et futures

Dans le domaine pédagogique

  • Intégration des outils numériques comme facilitateurs de différenciation
  • Articulation avec les approches par compétences
  • Développement de l’auto-différenciation (différenciation pilotée par l’apprenant)
  • Équilibre entre personnalisation et socialisation des apprentissages

Dans le domaine de la recherche

  • Études sur l’efficacité des dispositifs différenciés
  • Recherches sur les outils de diagnostic des besoins
  • Développement d’indicateurs pertinents pour guider la différenciation
  • Approches interdisciplinaires (sciences cognitives, sociologie, didactique)

 

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